À l’approche d’Halloween, l’équipe de NAAJ s’est dit qu’il serait intéressant d’explorer les liens entre la mode et cette fête aussi fascinante qu’inspirante. De nombreux créateurs se sont, de près ou de loin, emparés de son imaginaire pour nourrir leurs collections — et nous vous proposons, à travers cet article, d’en (re)découvrir toute la richesse.
« THERE IS NO BETTER DESIGNER THAN NATURE. »
Par cette phrase inspirante, Alexander McQueen exprimait l’idée que la mort n’est pas une fin, mais un rite de passage naturel, une métamorphose où tout se transforme.
À travers ses mots, et à travers son art, il ne fuit pas la noirceur : il la sacralise, la sublime.
Dans le même esprit, Halloween apparaît comme un moment privilégié pour exprimer sa créativité et apprivoiser le frisson.

Issue de la fête Samhain, célébration celtique marquant le passage de la saison claire à la saison sombre, cette nuit symbolise un temps suspendu, un seuil entre deux mondes, n’appartenant pleinement ni à l’un ni à l’autre.
Plus tard, avec la légende de Jack O’Lantern, Halloween s’enrichit d’une dimension mythique. Jack, ivrogne rusé, passa sa vie à tromper le Diable. À sa mort, ni le Paradis ni l’Enfer ne voulurent de lui : condamné à errer sur Terre, il éclaire son chemin d’une lanterne creusée dans un navet.
La migration des Irlandais aux États-Unis au XIXᵉ siècle a fait voyager ce mythe, transformant progressivement Samhain en Halloween, la célébration que nous connaissons aujourd’hui — mélange de peur apprivoisée, de création et de rituel de renaissance.
L’art et la mode, à bien des égards, se présentent comme des outils de métamorphose et de transmutation.
Véritables miroirs de l’âme et de la société, ils offrent un moyen d’expression à la fois émotionnel et culturel, où chacun peut laisser une empreinte singulière.
Parmi ces influences, l’univers d’Halloween occupe une place à part : sa symbolique de transformation, de peur et de renaissance a inspiré de nombreux créateurs et directeurs artistiques, qui s’en sont emparés pour exprimer leur vision, leur art — parfois même leurs convictions.

C’est dans ce dialogue entre peur et beauté, entre ombre et lumière, que se pose la question : comment l’imaginaire d’Halloween influence-t-il la création de la mode, entre esthétique du monstrueux, jeu identitaire et célébration de la métamorphose ?
Dans un premier temps, nous explorerons comment la mode et Halloween se font écho en tant qu’espaces de métamorphose, baignés d’une esthétique à la fois fantasmagorique, symbolique et émotionnelle. Nous plongerons ensuite dans la manière dont la mode s’empare de l’univers et des symboles d’Halloween pour créer un véritable théâtre identitaire, où se jouent à la fois la critique de notre société et le désir de ressusciter les silhouettes et imaginaires du passé.
La mode et Halloween sont deux univers qui partagent de fortes similitudes. Tous deux savent sublimer une émotion — ici, la peur — à travers un esthétisme singulier, tout en offrant un espace pour exister autrement, où l’horrifique devient fascinant et le macabre se fait magnifique.
Le choix des matières est souvent l’outil le plus évident pour incarner un thème en mode. Martine Sitbon, par exemple, déploie un esthétisme sombre et romantique en travaillant le noir, la dentelle, le voile, la transparence et le layering. Ces éléments convoquent un imaginaire gothique, qui évoque indirectement Halloween, non pas dans une dimension caricaturale, mais à travers une esthétique et une symbolique chargées d’émotion. L’élégance romantique de Sitbon s’illustre particulièrement lors du défilé printemps-été 1993, où Kate Moss incarne avec grâce une figure de sorcière moderne.
On retrouve également ces références symboliques à Halloween dans l’univers de Thierry Mugler, qui sublime le monstrueux pour le transformer en beauté. Architecte du corps, Mugler s’inspire de mondes fantasmagoriques — anges et démons, vampires et sirènes, insectes ou silhouettes hybrides — et traduit cette vision en robes structurées, matériaux métalliques, vinyles et corsets technologiques. Son défilé printemps-été 1998, « Les Insectes », met en scène des créatures mi-femmes, mi-insectes, offrant une sorte d’Halloween de haute couture où la métamorphose — véritable fil conducteur du show — permet de devenir autre, ne serait-ce que l’espace d’un instant.
C’est cette idée de métamorphose et de liberté que NAAJ souhaite faire vivre à travers ses créations. Chaque femme peut s’incarner pleinement, explorer toutes les facettes de son identité et s’autoriser à exister autrement. Dans ce sens, le vêtement devient un instrument de transformation, à l’image du travail d’Alexander McQueen, où le corps et l’imaginaire se transforment pour révéler d’infinies possibilités.
À l’image de Martine Sitbon, Alexander McQueen explore avec une subtilité rare : la frontière entre le macabre et le sublime. Son univers s’imprègne du gothique et du romantisme noir : silhouettes victoriennes, corsets sculpturaux, velours profond, dentelles sombres… autant d’éléments qui composent une esthétique où la beauté côtoie l’ombre.
Mais McQueen va plus loin encore : il convoque les crânes, les squelettes, les plumes, les os ou les peaux animales dans les motifs de ses créations, faisant du corps un terrain de mutation et de mémoire.
Dans son œuvre, la dimension macabre devient manifeste. Son art incarne Halloween dans ce qu’il a de plus symbolique : un rite de passage, une transmutation du laid en beau, du mortifère en sacré.
McQueen rend la noirceur divine, il célèbre la part d’ombre comme un espace de renaissance.


Son défilé Automne-Hiver 2009-2010, “The Horn of Plenty”, en est l’exemple le plus frappant. Les mannequins, au maquillage austère, lèvres noires, visages pâles, évoquent la mort avec une élégance troublante. Au centre du podium, une gigantesque poubelle déborde de détritus, de mannequins brisés et de fragments d’icônes de mode. Dior, Chanel, Balenciaga… toutes ces figures mythiques de l’histoire de la couture sont réincarnées sous une forme déformée, presque monstrueuse.
Comme Halloween qui confronte aux spectres du passé, McQueen transforme son défilé en rituel d’exorcisme esthétique. Il revisite les fantômes de la mode, les affronte, les détourne. Sous ses airs de provocation, “The Horn of Plenty” révèle une réflexion bien plus profonde : une satire de la société de consommation, un cri contre la vanité et la répétition d’un système en déclin.
Dans cette violence symbolique, McQueen brise la beauté classique pour en dévoiler la vérité cachée, celle, peut-être, d’une mode qui meurt pour mieux renaître.
Outre la dimension esthétique, la mode peut se présenter comme un véritable moyen de délivrer un message ou simplement un moyen de rendre un hommage.
À travers The Horn of Plenty, McQueen utilise l’un des thèmes centraux d’Halloween — la mort — pour délivrer un message fort. Il met en scène une esthétique du morbide afin de critiquer la société, en poussant la mode dans ses excès : silhouettes aux proportions démesurées, corsets rigides, chapeaux absurdes. Ces créations, réalisées à partir d’objets détournés (canettes, sacs-poubelles, téléphones), renforcent sa critique :
d’une part, elles rappellent que les artifices qui font vivre la mode ne sont, au fond, que du matériel ; d’autre part, elles assimilent ces œuvres d’art à des déchets. McQueen suggère ainsi que la valeur des choses dépend uniquement du regard que l’on porte sur elles.
Il habille le monstrueux pour mieux le célébrer et revisite la beauté classique afin d’en révéler la face cachée — un « trop » qui ne mène à rien. The Horn of Plenty devient alors le défilé de la hantise : à travers ces silhouettes déconstruites du passé, McQueen dénonce la décadence d’un système. Il semble nous dire :
« Voilà ce que la mode verrait si elle se regardait deux minutes dans un miroir, avec lucidité et ironie. »
Comme Halloween, ce défilé propose une manière de déconstruire la mort pour mieux la célébrer, le temps d’un instant. Il s’agit d’arborer le monstrueux, de l’incarner, pour finalement faire la paix avec lui.
Mais la mode, parfois, n’a pas vocation à critiquer : elle rend simplement hommage au passé, en le contemplant pour ce qu’il a été.
Gucci — et plus particulièrement son directeur artistique Alessandro Michele (2015-2022) — entretient une relation étroite avec l’univers d’Halloween, non pas dans sa dimension horrifique, mais dans ses aspects rituels, symboliques, identitaires et carnavalesques.
Dans le défilé Automne-hiver 2018, Michele utilise la mode comme un véritable acte de transformation, une manière d’invoquer d’autres versions de soi-même. Il puise dans un esthétisme baroque, parfois ésotérique, où se mêlent symboles gothiques et iconographie mystique : serpents, têtes coupées, cœurs sanglants.
Comme lors d’Halloween, il rend le « bizarre » beau. À l’image d’un costume, le vêtement conçu par Michele ne dissimule pas : il révèle l’émotion, l’obsession et le trouble.

Michele va plus loin encore en considérant ses mannequins comme des passeurs, des figures capables de franchir les frontières de l’identité et du temps. Le vêtement devient alors un talisman : amulette, broderies, symboles mystiques, animaux totémiques… autant d’éléments rituels qui ouvrent un dialogue avec les morts.
Dans son art, Michele ressuscite des silhouettes du XXᵉ siècle en réinventant des motifs rétro et en multipliant les références historiques — de la Renaissance aux années 1970, jusqu’à l’esthétique punk. « Les vêtements sont des archives vivantes », disait-il. Pour lui, la mode est un espace médiumnique où les morts viennent réhabiter le vivant.
Avec sa première collection, Naaj souhaite faire prendre conscience du pouvoir que nous avons, en tant que femmes, de nous réapproprier un vêtement aussi controversé que le corset. À une époque — celle de la
Renaissance — où les femmes étaient contraintes de le porter pour être jugées présentables en société, Naaj revisite le corset et le transforme en un symbole d’affirmation de soi et de pouvoir féminin.